Tout est parti d’un tunnel. Ou plutôt de son nom : début mars, le tunnel Léopold II, le plus long de Belgique, est rebaptisé Annie Cordy en hommage à l’interprète belge de « Tata Yoyo », décédée six mois plus tôt. Elle s’est démarquée parmi 15 candidates, à l’issue d’un vote citoyen sur Internet. La démarche offre deux avantages à Bruxelles : féminiser l’espace public et éteindre la polémique liée à la figure controversée du roi Léopold II, dont le règne est marqué par l’entreprise coloniale.
Ironie de l’histoire, cette décision a fait germer une autre polémique, plus inattendue : l’« esprit de la chanson » Cho Ka Ka O irrite Mireille-Tsheusi Robert, présidente de BAMKO, un institut féministe de réflexion et d’action sur le racisme anti-noirs, qui a dénoncé ce choix sur la chaîne belge RTL-TVI. Comme elle, d’autres militants ont pris la parole pour critiquer ce nouveau nom, effectif à l’automne.
« On est persuadé qu’il y a beaucoup de figures du matrimoine bruxellois et de féministes qui n’ont pas eu des actions ou des propos problématiques, a réagi sur la même chaîne Appoline Vranken, une militante féministe. Donc, effectivement, on remet un peu en question ce choix-là. »
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Un avis que partage en partie Isabelle Saporta, directrice littéraire chez Fayard. « À partir du moment où on débaptise un tunnel spécifiquement pour ce passif, il fallait sans doute choisir un nom qui fasse complètement consensus. Des associations ont exhumé la chorégraphie de Cho Ka Ka O. Je l’ai regardée et effectivement, même si c’était un autre temps et d’autres mœurs, elle véhicule des stéréotypes racistes et des clichés sexistes. Ils sont tous grimés en noir, on y voit de grosses lèvres rouges… Je me réjouis qu’aujourd’hui, ce genre de chanson ne soit plus possible. Mais je ne suis pas sûre que la polémique vaille la peine, Annie Cordy est hyper populaire, c’est une star en Belgique », nuance l’éditorialiste.
Rapidement, des milliers d’internautes se sont émus sur les réseaux sociaux de voir l’œuvre d’Annie Cordy entachée par de telles accusations, parlant « d’obsession à voir du racisme imaginaire » ou encore de « polémique ridicule ». Les critiques sont virulentes : « Après Annie Cordy, je pense qu’ils vont cancel Carlos pour Big bisous, puis ils passeront sur Pierre Perret pour Le zizi », peut-on lire sur Twitter.
Qu’est-ce que la cancel culture ?
« Cancel » ? C’est en fait une référence au phénomène de « cancel culture » (la culture de l’annulation, de l’effacement, en français), né aux Etats-Unis. Il s’agit de retirer son soutien à des personnalités publiques ou à des entreprises après qu’elles ont fait ou dit quelque chose de potentiellement répréhensible ou d’offensant. Une sanction morale qui mène parfois au retrait d’une œuvre. Ce qu’on appelle aussi parfois « call out culture » a pour terrain de jeu principal les réseaux sociaux, parfois sous la forme d’un harcèlement de groupe.
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La propagation de cette expression est communément attribuée au « Black Twitter » (la communauté noire sur Twitter) au milieu des années 2010, qui l’a souvent utilisée sur des questions de discrimination et de racisme. Mais la « cancel culture » s’est vraiment imprégnée dans la conscience publique avec le mouvement #MeToo. Des personnalités telles que R. Kelly ou Harvey Weinstein (condamné pour viol) ont ainsi été « cancelled », tout comme de nombreuses œuvres cinématographiques ou littéraires, d’Autant en emporte le vent à Dix Petits Nègres.
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Faut-il aller jusqu’à « l’effacement » ? Pour Isabelle Saporta, la cancel culture est une grave erreur. « L’effacement n’a pas de sens. L’Histoire, c’est recontextualiser. Qu’est-ce que raconte une œuvre de son époque ? Il faut regarder les choses en face. Vouloir effacer les errances et les horreurs de son passé est dangereux pour l’avenir. Si on ne peut même plus les voir, dans ce cas elles pourraient se répéter. Et comprendre, ce n’est pas excuser. »
Certains ardents défenseurs de la culture sont tombés des nues face à cette petite polémique, qui rappelle celle de Pépé le Putois, quelques jours auparavant. « Effacer des personnages ne résout rien. Il s’agit de les remettre dans leur contexte, et permettre d’en juger par soi-même, assure Isabelle Alonso, écrivaine et militante féministe. En plus, Pépé le Putois est rigolo, mais il pue ! Le harceleur pue. Il n’est pas un modèle, pas un héros ! Le supprimer lui ne supprime pas le harcèlement, juste sa représentation. »
« Le dernier recours d’une population exaspérée »
Pour l’historienne Laure Murat, auteur d’une tribune dans Le Monde sur la question, la « cancel culture » est un outil de contestation politique qui s’inscrit dans « le combat des droits civiques et du féminisme, excédé par l’impunité du pouvoir et la passivité des institutions face au racisme, à l’injustice sociale, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, entre autres ».
Les réseaux sociaux et les médias deviennent le lieu d’un champ de bataille. « C’est une guerre culturelle », constate-t-elle. Selon cette professeure de littérature à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), cette pratique est surtout le « dernier recours d’une population exaspérée, marginalisée et sans autre voix ni pouvoir que l’Internet ».
Mehdi-Thomas Allal, maître de conférences à Sciences-po, y voit lui aussi l’expression d’un ras-le-bol. « On ne se sentirait peut-être pas autant offensés s’il n’y avait pas autant de racisme, observe l’auteur de Les discriminations. Le climat n’est pas assez apaisé pour rire de tout. Quand on voit l’affaire Zecler, les contrôles au faciès, l’islamophobie rampante, on n’a pas envie de rire. La cancel culture, c’est l’arme des faibles : ceux qui n’ont pas les moyens d’aller en justice utilisent les réseaux sociaux pour mettre à l’index, répudier. »
« Je ne pense pas qu’Annie Cordy fasse partie du Ku Klux Klan… »
Mais à force d’oukases, le phénomène s’attire aujourd’hui de plus en plus de critiques. Le directeur du théâtre du Rond-Point Jean-Michel Ribes décèle dans ce phénomène excessif « quelque chose de juste ». Parce que certains témoignages culturels, quelle que soit l’époque, restent « très choquants ». Malgré tout, le dramaturge garde l’intime conviction que lorsqu’il s’agit de culture, il ne faut jamais rien éradiquer. « C’est une forme de censure. Comme si tout à coup, parce que c’est horrible, on supprimait tout ce qui a trait à la Shoah. C’est ignoble, mais les humains doivent se rappeler qu’ils sont ignobles. Je trouve plus intéressant d’avoir un patrimoine de choses choquantes, et de contrer une œuvre d’art par une autre œuvre d’art. »
Et lorsque ce n’est pas l’œuvre qui est remise en question, c’est son auteur. « L’effet pervers, c’est que sous couvert de dénoncer une injustice, on finit par lyncher une personne, fustige Yannick Chatelain, chercheur en sciences sociales et spécialiste des réseaux sociaux. Rapidement, cela peut devenir une attaque à la liberté d’expression. Sans compter que ceux qui ne se positionnent pas dans une telle polémique sont aussi accusés de cautionner. »
L’auteur de « Dis tu t’es vu quand tu tweet ! » poursuit : « On est en plein délire. À force de voir le mal partout, il y a une forme de révisionnisme de tout ce qui a existé. Je ne pense pas qu’Annie Cordy fasse partie du Ku Klux Klan… Le tact dans l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin », conclut Yannick Chatelain, d’une boutade empruntée à Jean Cocteau.
« La cancel culture n’existe pas »
Selon la militante antiraciste et féministe Rokhaya Diallo, la culture de l’effacement n’existe pourtant tout simplement pas : ce mouvement s’apparenterait plutôt au boycott, un vieil outil militant. « Je ne pense pas que des carrières aient été brisées à cause de la cancel culture. C’est de l’ordre du fantasme », justifie la journaliste. Pour elle, il ne s’agit pas d’une censure, mais à l’inverse d’une prise en compte de toutes les sensibilités. « La censure serait de rayer la discographie d’Annie Cordy, or, ce n’est pas le cas. C’est une femme belge née en 1928, elle est le produit de l’époque colonialiste qu’elle a vécue. Mais Annie Cordy c’est plein de choses, il ne faut pas la faire disparaître du paysage culturel. »
En revanche, l’écrivaine ne voit aucun problème à la disparition de Pépé le Putois dans le prochain film « Space Jam 2 » et les Looney Tunes. « Qu’est-ce que ça change ? Ce n’est pas fondamental, surtout que tout le monde l’avait oublié avant cette polémique. En réalité, il n’y a pas de perte. Il n’a pas disparu, mais il ne sera pas dans un film. Si Warner Bros considère qu’il n’incarne pas ses valeurs, c’est son droit. »
Lorsqu’elle était enfant, ce personnage de dessin animé la dérangeait déjà. Elle se souvient du « malaise permanent » sur le visage de la mouffette femelle assaillie par les avances de Pépé, qu’elle ressentait par procuration. Et le travail sur l’évolution du personnage, comme le suggère Anne-Sophie Coppin (voir la vidéo ci-dessous), universitaire spécialiste des questions féministes, n’aurait aucun sens selon Rokhaya Diallo. « Tout le ressort comique du personnage est lié à ce harcèlement donc si on le réécrit, ce n’est plus lui. »
VIDÉO. Pépé le Putois accusé de sexisme : « Il aurait été très intéressant de faire évoluer ce personnage »
Et le terme en lui-même a-t-il un sens ? D’un point de vue sémantique, le « projet idéologique sous-jacent au terme de cancel culture » est déjà problématique, estime la sémiolinguiste Elodie Mielczareck. Une culture ne s’annule pas, elle se vit. L’Histoire, ce ne sont pas des concepts, ce sont des vies. Par définition, ça, on ne peut pas l’annuler. »
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